1. Contexte général de l’apprentissage de l’arabe
L’arabe occupe une place particulière parmi les langues enseignées aux non-natifs. Langue sémitique à écriture consonantique, dotée d’un système phonologique spécifique et d’une forte dimension culturelle et religieuse, elle est souvent perçue comme difficile d’accès.
Face à cette difficulté perçue, de nombreuses méthodes dites « simplifiées » ont émergé, parmi lesquelles l’apprentissage par la phonétique, c’est-à-dire l’usage de transcriptions latines pour représenter les mots arabes. Cette pratique est aujourd’hui largement répandue dans des manuels grand public, des applications mobiles et des contenus en ligne.
La question se pose alors : cette méthode est-elle réellement efficace sur le plan linguistique et pédagogique ?
2. Qu’est-ce que l’apprentissage de l’arabe par la phonétique ?
2.1. Définition
L’apprentissage par la phonétique consiste à enseigner l’arabe :
- sans passer par l’alphabet arabe,
- en transcrivant les mots à l’aide de caractères latins,
- parfois enrichis de signes diacritiques (ḥ, ṣ, ʿ, etc.).
Exemples fréquents : salam, hamdoullah, inshallah, qalb.
Cette méthode est souvent justifiée par :
- un souci d’accessibilité,
- une volonté de rassurer les débutants,
- une approche utilitaire ou orale.
3. Les limites linguistiques de la phonétique
3.1. Une inadéquation avec le système phonologique arabe
L’arabe possède des phonèmes absents des langues indo-européennes (ع، ح، خ، ص، ض، ط، ظ، ق).
Plusieurs études en phonétique contrastive soulignent que ces sons ne disposent pas d’équivalents exacts en alphabet latin, ce qui entraîne des approximations systématiques.
Comme le note Watson (2002) dans The Phonology and Morphology of Arabic :
« Romanization systems inevitably neutralize phonemic contrasts that are central to Arabic meaning and structure. »
Autrement dit, la transcription efface des distinctions porteuses de sens.
3.2. Une perte de précision sémantique
En arabe, un simple changement de consonne peut transformer radicalement le sens d’un mot.
Or, la phonétique tend à uniformiser :
- ḥ / h,
- ṣ / s,
- q / k,
- ʿ / a.
Cette neutralisation conduit à des ambiguïtés, voire à des erreurs de compréhension durablement ancrées.
4. Les conséquences pédagogiques de l’apprentissage phonétique
4.1. Un frein à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture
Plusieurs travaux en didactique des langues montrent que l’acquisition de la lecture est étroitement liée à la reconnaissance visuelle des signes linguistiques (Ehri, 2005).
Dans le cas de l’arabe :
- la phonétique retarde l’entrée dans l’écrit,
- empêche la reconnaissance des lettres,
- bloque l’accès aux textes authentiques (presse, littérature, Coran).
Selon Versteegh (The Arabic Language, 2014) :
« The Arabic script is not an optional accessory of the language but a core component of its grammatical and semantic system. »
4.2. Une dépendance pédagogique problématique
L’apprenant formé exclusivement par la phonétique :
- dépend d’un support externe,
- ne peut lire seul,
- ne peut écrire,
- rencontre un plafond d’apprentissage rapide.
Ce phénomène est souvent décrit comme une illusion de progrès initial, suivie d’un blocage durable.
5. Prononciation : un paradoxe méthodologique
Contrairement à l’argument avancé par les défenseurs de la phonétique, celle-ci n’améliore pas la prononciation à long terme.
Les recherches en acquisition phonétique (Flege, 1995) montrent que :
- les apprenants interprètent les sons étrangers à travers les catégories de leur langue maternelle,
- l’alphabet latin renforce ces biais perceptifs.
En arabe, l’apprentissage direct des lettres et de leurs points d’articulation (makhārij al-ḥurūf) s’avère bien plus efficace pour une prononciation correcte et stable.
6. L’approche alphabétique : une nécessité linguistique
6.1. Accès à la structure interne de la langue
L’arabe repose sur un système de racines consonantiques (généralement trilittères), fondamental pour :
- la compréhension du lexique,
- la dérivation morphologique,
- l’analyse grammaticale.
La phonétique rend ce système invisible.
À l’inverse, l’apprentissage de l’alphabet permet une lecture structurée et logique de la langue.
6.2. Dimension culturelle et civilisationnelle
L’écriture arabe n’est pas neutre :
- elle structure la pensée,
- porte une tradition esthétique (calligraphie),
- constitue un vecteur de transmission religieuse et intellectuelle.
Comme le souligne Suleiman (2003) :
« Arabic script has always been a symbol of identity, continuity and authority within Arab-Islamic civilization. »
7. Que retenir pour les apprenants d’aujourd’hui ?
7.1. La phonétique : un outil ponctuel, non une méthode
La phonétique peut éventuellement :
- servir d’appui transitoire,
- accompagner un apprentissage alphabétique,
- faciliter une première écoute.
Mais elle ne peut constituer une méthode centrale ou exclusive.
7.2. L’alphabet comme clé d’autonomie
Apprendre l’alphabet arabe dès le départ :
- accélère l’autonomie,
- améliore la prononciation,
- ouvre l’accès à l’ensemble des ressources écrites,
- renforce la motivation à long terme.
8. Conclusion
L’apprentissage de l’arabe par la phonétique repose sur une intention louable de simplification, mais il se heurte aux réalités linguistiques, cognitives et pédagogiques de la langue arabe.
Si la phonétique peut jouer un rôle d’appoint, elle ne saurait remplacer l’apprentissage de l’alphabet et de la structure propre de la langue.
Apprendre l’arabe implique d’en accepter la spécificité, non de la contourner.
👉 La maîtrise durable passe par l’écriture.
Pour aller plus loin
- Watson, J. C. E., The Phonology and Morphology of Arabic, Oxford University Press, 2002.
- Versteegh, K., The Arabic Language, Edinburgh University Press, 2014.
- Flege, J. E., “Second Language Speech Learning”, Journal of Phonetics, 1995.
- Suleiman, Y., The Arabic Language and National Identity, Edinburgh University Press, 2003.
- Al-Faruqi, I. R., Toward Islamic English, International Institute of Islamic Thought.


