1. Une question trompeusement simple
« Qui parle l’arabe littéraire ? »
Cette question, souvent posée par les non-arabophones, repose sur une présupposition implicite : qu’il existerait une continuité naturelle entre la langue parlée au quotidien et la langue écrite formelle.
Or, dans le cas de l’arabe, cette continuité n’existe pas. La langue arabe ne se présente pas comme un bloc homogène, mais comme un système hiérarchisé de variétés linguistiques, aux usages socialement codifiés.
D’un point de vue strictement linguistique, la réponse la plus rigoureuse est la suivante :
personne ne parle l’arabe littéraire comme langue maternelle.
2. La diglossie arabe : bien plus qu’une simple coexistence
2.1. La diglossie selon Ferguson : un point de départ, non une fin
Charles A. Ferguson définit la diglossie comme la coexistence de deux variétés d’une même langue :
- une variété High (H), utilisée dans les contextes formels,
- une variété Low (L), utilisée dans la vie quotidienne.
Mais le cas arabe dépasse largement ce schéma binaire.
« Arabic diglossia is not merely a functional division, but a deeply internalized linguistic ideology. »
— J. Fishman, Bilingualism with and without Diglossia, 1967.
2.2. Une diglossie « étendue » et stratifiée
Les linguistes contemporains parlent aujourd’hui de diglossie étendue (extended diglossia), voire de continuum diglossique.
Dans les faits, il n’existe pas seulement :
- un dialecte,
- et un arabe littéraire,
mais une multiplicité de niveaux intermédiaires :
- dialecte familial,
- dialecte urbain,
- dialecte régional nivelé,
- arabe dialectalisé des médias,
- arabe standard simplifié,
- arabe standard soutenu.
Badawi (1973) identifie cinq niveaux fonctionnels de l’arabe contemporain, allant du dialectal populaire à l’arabe classique littéraire.
L’arabe est donc moins une langue à deux pôles qu’un espace linguistique en tension permanente.
3. L’arabe dialectal : langue première, langue du vécu
3.1. Une langue acquise naturellement
L’arabe dialectal est :
- acquis dès la petite enfance,
- transmis par la famille,
- profondément lié à l’identité régionale et affective.
Il ne s’apprend pas à l’école, mais par immersion sociale.
3.2. Une langue légitime mais socialement minorée
Longtemps, les dialectes ont été décrits comme des formes « dégradées » de l’arabe classique.
Cette vision est aujourd’hui rejetée par la linguistique moderne.
« Dialects are not corruptions of the standard; they are natural linguistic systems with their own rules. »
— Versteegh, 2014.
Cependant, dans l’imaginaire collectif, le dialecte reste associé :
- à l’oralité,
- à l’intime,
- parfois au « manque d’éducation ».
3.3. Fragmentation dialectale et intercompréhension
La variation dialectale est telle que deux arabophones éloignés géographiquement peuvent ne pas se comprendre du tout sans recours à l’arabe standard.
Ce phénomène est particulièrement marqué entre :
- le Maghreb,
- et le Machrek.
4. L’arabe littéraire : une langue apprise, normée, institutionnelle
4.1. Une langue sans locuteurs natifs
L’arabe littéraire :
- n’est jamais la langue de la maison,
- n’est jamais la langue de l’enfance,
- n’est jamais la langue de la spontanéité.
Il est appris après l’acquisition du dialecte.
« Modern Standard Arabic is acquired through schooling and literacy, not through natural exposure. »
— Versteegh, 2014.
4.2. Une langue de pouvoir symbolique
L’arabe littéraire est associé à :
- l’école,
- l’État,
- la religion,
- la légitimité intellectuelle.
Il fonctionne comme un capital symbolique (au sens de Bourdieu) : le maîtriser, c’est accéder à des sphères de prestige.
4.3. Une compétence inégalement répartie
Tous les arabophones ne maîtrisent pas l’arabe littéraire au même degré.
Cette maîtrise dépend :
- du niveau de scolarisation,
- de l’exposition à l’écrit,
- du contexte sociopolitique du pays.
5. Diglossie et insécurité linguistique
5.1. Le sentiment de « mal parler »
Beaucoup d’arabophones éprouvent une forme d’insécurité linguistique :
- peur de « mal parler » l’arabe littéraire,
- sentiment que la langue standard est inaccessible,
- autocensure à l’oral formel.
Cette situation est bien documentée en sociolinguistique arabe.
5.2. L’arabe littéraire perçu comme langue étrangère
Pour certains locuteurs, l’arabe littéraire est vécu comme :
- artificiel,
- scolaire,
- étranger à l’émotion.
Cela ne signifie pas qu’il est inutile, mais qu’il est fonctionnellement distinct.
6. Conséquences pour l’enseignement de l’arabe
6.1. Une erreur fréquente chez les apprenants non natifs
Beaucoup d’apprenants pensent :
- qu’apprendre l’arabe littéraire permet de parler « comme les Arabes »,
- ou qu’apprendre un dialecte suffit à comprendre l’arabe écrit.
La diglossie rend ces deux hypothèses fausses.
6.2. Un choix pédagogique à expliciter
Tout enseignement sérieux de l’arabe doit répondre clairement :
- quelle variété ?
- pour quels usages ?
- dans quels contextes ?
Ignorer la diglossie, c’est condamner l’apprenant à la confusion.
7. Que retenir ?
- Non, l’arabe littéraire n’est la langue maternelle de personne.
- Oui, il est indispensable à l’unité linguistique du monde arabe.
- La diglossie arabe est structurelle, historique et durable.
- Elle n’est ni un défaut ni une anomalie, mais une clé de compréhension.
8. Conclusion
L’arabe littéraire n’est pas une langue morte, ni une langue parlée au quotidien.
C’est une langue de médiation, de transmission et de référence.
À la question « Qui parle l’arabe littéraire ? », la réponse la plus juste est donc :
Ceux qui l’ont appris, ceux qui l’utilisent, mais personne ne l’a reçu comme langue maternelle.
Comprendre cela, c’est franchir un seuil essentiel dans la compréhension de la langue arabe.
Pour aller plus loin
- Ferguson, C. A., Diglossia, Word, 1959
- Fishman, J., Bilingualism with and without Diglossia, 1967
- Badawi, E.-S., Levels of Contemporary Arabic, 1973
- Versteegh, K., The Arabic Language, 2014
- Suleiman, Y., The Arabic Language and National Identity, 2003


